Impasse du Maraudeur

Après avoir traversé toute la ville, ce qui était assez court à vol d'oiseau, Erya se trouva dans l'un des quartiers les plus lugubres de la ville. Elle avait l'habitude de ce genre d'endroits et avait déjà parcouru des rues bien plus dangeureuses que celles-ci. Cependant, elle ne traina pas et se rendit le plus vite possible à son lieu de rendez-vous. Elle y arriva un quart d'heure avant l'heure prévue. Il s'agissait d'une vieille maison, dans un état pareil à celui de celle dans laquelle elle avait élu domicile : elle menaçait de tomber en ruine, et on appercevait à peine son blanc d'origine derrière le noir qui s'y était installé. Elle n'attirait pourtant pas l'attention, car elle était entourée de bâtiments tout aussi délabrés, voire plus. Elle se trouvait dans une impasse sombre, où il aurait été imprudent de rester trop tard. Erya ne se laissa pas décourager et frappa trois coups à la porte.
Elle attendit pendant une minute, et ne reçut aucune réponse. Elle essaya de nouveau pour obtenir le même résultat. Elle tenta d'ouvrir la lourde porte de bois, et après quelques essais, y parvint. Dès qu'elle fut entrée, elle fut frappée par le désordre qui y régnait , mais surtout par l'épaisse couche de poussière. Elle remarqua des traces de pas, surement d'un homme de forte corpulence, qui étaient assez récentes. Elle les suivit, et arriva dans une salle qu'elle aurait pu qualifier de "salon", quoiqu'elle pouvait apercevoir un lit dans un coin. Un imposant fauteuil faisait face à une antique cheminée, et des nuages de fumée s'en dégageaient. Elle s'approcha et le contourna, et vit l'homme qui y était assis.
Il avait en effet quelques kilos en trop, qui ne se remarquaient que trop du fait de sa petite taille. Il fumait une immense pipe noire, et regardait le foyer vide d'un air triste. Il ne paraissait pas avoir remarqué la jeune fille. Elle s'éclaircit la gorge, mais il ne réagit pas. Ne sachant que faire, elle s'approcha finalement de lui, et lui tapota l'épaule.
Il sursauta brusquemment, et la fixa d'un air effaré.

Il semblait terrorisé, complétement perdu, mais Erya ne l'était pas moins que lui. Elle ne savait pas comment réagir. Elle avait effrayé cet homme, elle était rentrée chez lui sans autorisation et l'avait réveillé en plein somme. De plus, elle s'était probablement trompée d'adresse : il était totalement invraisemblable de croire que cet homme était le savant, expert en sciences occultes, auquel elle s'était adressée. Elle devait trouver un moyen rapide de s'excuser, et quitter cet endroit au plus vite, avant que cet homme ne recouvre ses esprits et s'enrage.
Mais elle, qui était habituellement si prompte à réfléchir et à s'extirper de ce genre de situations, ne parvenait pas à trouver une solution. Quelque chose dans la salle, dans l'atmosphère ou dans l'expression de l'homme qui la dévisageait la déconcertait, la privait de ses capacités intellectelles.
Elle aurait pu rester ainsi, immobile, pendant plusieurs heures si l'homme ne s'était pas levé, la toisant d'un regard inquisiteur.
La simplicité de la situation lui revint à l'esprit, les paroles de politesse qui la sauveraient avaient réapparu dans ses pensées. Elle était très intriguée par son moment d'absence. Qu'est-ce qui l'avait donc empêché de s'exprimer?
Elle s'accorderait plus tard une reflexion à ce sujet. Pour le moment, elle devait s'en aller, car rien ne l'aiderait plus dans cette maison.
Elle se détendit, patienta encore quelques secondes pour que l'homme ait le temps de se reprendre, puis elle commença à parler.

Elle était sur le point de refermer la porte derrière elle, mais quelque chose l'en empêchait. La déception peut-être. Elle n'avait rien appris à propos du sceptre, et un lourd sentiment se plaçait dans son coeur.
Elle avait pourtant l'intuition que l'homme qu'elle avait réveillé en savait beaucoup plus que ce qu'il ne laissait paraître. Son allure et son éloquence lui avaient indiqué qu'il était peut-être même le savant qu'elle recherchait. Mais lorsqu'elle s'en était rendu compte, il était trop tard, et elle avait du partir.
Ne trouvant aucun prétexte pour rentrer à nouveau dans la maison lugubre, elle claqua la porte et descendit les marches du palier.

Erya sentit des gouttes sur son visage, et un sourire illumina son visage. Elle leva les yeux vers le ciel tourmenté et admira un moment cette pluie d'étoiles. Oubliant tout ce qui ne comptait pas, elle écarta les bras et tournoya sur elle-même. Les larmes célestes ruisselant sur son visage, elle rit.
L'ivresse de sa vitesse, ainsi qu'une telle pluie, étaient presque ce qu'elle préférait au monde. Elle ignorait ce qu'incluait le presque, mais était à peu près certaine de trouver, un jour, quelque chose qu'elle préférerait à ces sensations.
Elle eut un infime sourire. Un petit soupir peut-être. Raisonnement par l'incertitude. Évidemment. Un peu facile peut-être..
De toute façon, elle était à présent heureuse,sous la pluie.
Soudain,elle cessa son mouvement. Quelqu'un la regardait. Cela n'avait pas vraiment d'importance, et elle s'appreta à continuer sa course.
Quelque chose clochait. Cette fille, assise sur un palier,avait l'air... à la fois désespérée et pleine d'espoirs. Paradoxe qui attira l'attention d'Erya.

Erya ferma les yeux. Elle tenta d'oublier la fille qui la dérangeait. Elle tenta d'effacer le moment où elle avait cessé son tournoiement, tenta de revenir en arrière, de retrouver la magie de l'orage.
Mais il était trop tard. Elle oublia la pluie, à moins que ce ne soit la pluie qui l'oublia, et elle redevint celle, qu'au fond, elle avait toujours été.
Lorsqu'elle rouvrit ses yeux, ce fut pour jeter à l'inconnue un regard froid et haineux, désagréable.
Elle fut alors très embarrassée d'avoir été ainsi observée et voulut s'enfuir le plus vite possible. Cependant, les règles de la politesse, qu'elle avait, à ses dépens, appris à respecter pour ne pas s'attirer d'ennuis, la retinrent. Elle devait, avant de partir, échanger quelques mots avec cette gamine indiscrète.

-Je suis quelqu'un qui ne souhaite pas te connaître.

Elle hésita un instant.
Comme souvent, ou toujours, lorsqu'elle devait s'efforcer de communiquer avec d'autres êtres humains, une kyrielle de pensées contradictoires, perturbantes et très agaçantes, lui brouillaient l'esprit.
Le "c'est toujours comme ça qu'on fait" de son interlocutrice lui arracha un petit sourire. Ah vraiment? Cette adolescente songeait elle donc aux règles qu'exigeaient les rapports sociaux? Elle en doutait. Si c'était réellement le cas, elle n'aurait pas abordé une inconnue qui tournait telle une imbécile, une folle...
Il était évident qu'elle n'était pas comme les autres, et cette différence lui causait très certainement des problèmes relationnels. Elle était emplie de solitude, et semblait le regretter.
Mais Erya s'en fichait. Que cette fille soit mal dans sa peau ou ait une vie sociale inexistante n'excusait pas tout.
La rancœur, sans véritable raison d'être, était toujours présente.
De plus, le geste de convivialité de l'inconnue lui déplaisait. Elle fixa sa main.
Elle haïssait le contact avec les êtres humains. Elle n'en voyait pas l'utilité, prétextait vouloir éviter les maladies. La vérité, simple mais illogique, était que cela la rendait mal à l'aise, l'effrayait presque.
Elle poussa un soupir. Plongea son regard dans celui de la jeune fille.
Elle était malheureusement incapable de "lire" quoi que ce soit dans des globes oculaires. Elle savait donc pertinemment que la seule manière de savoir si elle était douce ou dérangée, ou encore si elle cachait l'une de ces tragiques blessures invisibles, était de lui parler, faire sa connaissance.
Elle put pourtant supposer, grâce à la rapidité avec laquelle l'inconnue avait détourné son regard, qu'elle était timide.
Pourquoi, dans ce cas, l'avoir apostrophée? Elle était probablement folle...
Erya prit alors conscience de toutes les suppositions et réflexions inutiles qu'elle venait de faire et, exaspérée, les balaya toutes de son esprit.

"Si c'est mon prénom que tu souhaites connaître, je pourrais te le donner, mais cela ne t'aiderait presque pas à savoir qui je suis.
Et puis... le mérites tu vraiment?"

Elle n'avait cette fois plus aucune intention méprisante, ce qu'elle tenta de montrer à l'aide du sourire le plus avenant et sympathique qu'elle put. Tâche ardue, par la faute du peu de pratique qu'elle avait jusqu'à présent exercé...
Et puis, tant pis pour la main, légèrement tremblante, tendue vers elle.

Il y avait cependant un léger souci, qui pouvait s'avérer très gênant dans un avenir proche : Erya ne savait pas se battre.
Bien que la capacité à se défendre aurait du lui être nécessaire afin de vivre comme elle le faisait, errant sans cesse dans tout types d'endroits aux fréquentations diverses, elle s'en était jusqu'à présent plutôt bien tirée, alors qu'elle était incapable de faire le moindre mal à un enfant d'une dizaine d'années... Elle avait bien sur déjà connu quelques problèmes et moments désagréables par la faute de cette incompétence, mais sa diplomatie et son instinct lui avaient presque toujours permis de s'enfuir sans encombres.
Distraite sans doute par cette fille, elle n'avait pas perçu leur présence, ni réfléchi à une échappatoire. Il était à présent trop tard, et elle n'avait d'autre choix que de tenter, vainement, de s'attaquer à cette brute en rêvant qu'un miracle la sauve.

Mais l'homme marqua une légère hésitation, fit un geste, infime, de recul.
Geste incompréhensible qui éclaira le coeur d'Erya d'une lueur d'espoir.
Elle nota le regard furtif de son ennemi vers sa hanche, et ne put s'empêcher de regarder ce qu'il avait aperçu.
Elle vit alors le poignard qu'elle avait trouvé dans les décombres entropiques de sa nouvelle maison et qu'elle avait passé à sa ceinture, parce qu'elle l'avait trouvé agréable à regarder. Il avait allumé une étincelle d'incertitude dans les yeux de son adversaire.
Elle posa sa main sur sa poignée, expira longuement et se composa un air assuré et amusé.

"Offre leur cette défoulade si ça te chante, mais ce serait prendre le risque qu'ils te haissent une fois que j'en aurai fini avec eux. Du moins, si j'en laisse quelques uns en vie...
Quant à ma jeune amie, tu dis vrai, il est très impoli de ma part de ne pas te la présenter.
Il s'agit d'une voyageuse que j'ai rencontrée dans une auberge il y a quelques jours. Elle gagne sa vie grâce aux paris des ivrognes : elle défie le plus brave des clients d'un bar, et le combat devant tous.
Tu devrais aller la voir, un de ces jours. Impressionnant comme une telle petite chose peut se révéler dangereuse.
Je suis certaine qu'elle peut t'en faire une démonstration, si tu le lui demandes bien gentiment. "

Elle avait, tout en parlant, dégainé son poignard et jouait avec sa lame, le faisant adroitement tourner autour de ses doigts. Et ce, en arborant un sourire ironique et moqueur.
Elle faisait brûler dans ses yeux des flammes de violence et de rage, s'efforçant à arrêter ses tremblements et à calmer son coeur paniqué.
Elle était incapable d'infliger une quelconque douleur physique à quelqu'un, mais elle se débrouillait au poker.