Immeuble C243 - Appartement de Lumi

Lumi était recroquevillée sur son lit, les bras maigres serrant ses genoux contre sa poitrine. Elle ne bougeait pas. Dehors, à travers les stores déchirés, on pouvait voir les lumières bleues, violettes, oranges fuser. C'était comme un ballet de couleurs qui parcourait la ville et qui entrait pas les fenêtres, par les portes et qui donnait ce sentiment de nostalgie aux gens. Mais elle n'attiraient pas l'attention de Lumi. Elle, elle regardait en face d'elle un point bien précis, sur le mur de concret blanc mal peint et fissuré. Les cheveux de la jeune fille tombaient autour d'elle et formaient comme un rideau doré.
Quelle heure était t'il ? Elle regarda autour d'elle, mais à quoi bon. En fait, elle se fichait de l'heure. Lumi avait perdu le compte des jours il y a bien longtemps. Dans un geste automatisé, presque robotique, la jeune fille se mit à chercher à tâton quelque chose dans l'ombre, autour d'elle. Lorsqu'elle toucha enfin le squelette métallique du Nervus, elle soupira et saisit le casque avant de le poser sur sa tête. Il s'adaptait mal à la circonférence de son crâne. Le modèle était trop grand. Mais elle avait l'habitude, maintenant. Elle se contenta simplement de s'allonger sur le dos et de fermer les yeux, puis dit d'une voix faible et éraillée :

- Lancement du cyberespace.

Les lignes se dessinèrent autour d'elle en une fraction de milliseconde, dans le même patern qu'à chaque fois. Le sol apparut sous les pieds de la jeune fille, immaculé de blanc et s'étendant à l'infini. Ce néant, ce vide absolu prenait Lumi de court à chaque fois. Face à l'immensité de ce code binaire éternel, qu'est ce qu'elle était elle, à part un grain de poussière ?
L'enfant reprit ses esprits et fit un pas en avant. Un pas simple, léger, qui résonna dans le cyberespace et qui alla se cogner contre les murs invisible sans cesse en train de s'étendre. Lumi voulut ouvrir la bouche pour énoncer une commande, mais elle resta muette, encore quelques secondes, pour apprécier le silence hantant du lieu.

- Lancement du programme de compagnie.

Quelques secondes après avoir prononcé ces mots, de nouvelles lignes se tracèrent au sol et dessinèrent les contours de ce qui ressemblait à un drone. Lorsque le programme fut complètement démarré, la voix synthétique du robot s'activa :

- Bonjour Lumi, que puis-je faire pour vous ?

La jeune fille eu un sourire ironique, comme si elle s'était attendue à ce qu'il dise quelque chose d'autre. La même phrase, insensée et inutile, tous les jours, sans cesse. Et puis l'expression heureuse et naïve du drone, prédéfinie et indestructible ; une fausse joie. Comme sur le visage des gens d'avant. Elle ne l'oublierait jamais, ce sourire crispé et factice qui dit tout. Elle le détestait. Elle les détestait tous. Dans un élan de colère, Lumi frappa du pied contre le sol virtuel, en vain. Elle voulait l'oublier, ce monde rempli d'injustices et de mensonges. Elle ne pouvait pas.

- Quelque chose ne va pas, mademoiselle ? demanda le robot d'une voix qui semblait concernée.

Lumi tenta de se calmer. Cette fureur qui était en elle et qu'elle avait gardé toute son enfance, et son impuissance surtout, face à un monde fourbe et lâche. Pourquoi en faisait-elle partie ?

-Ce... ce n'est rien. Charge la simulation numéro 3.

Le drône s'exécuta et commença le traçage de ce qui ressemblait à une chambre. Plus de murs blancs, mais des murs en bois, tout comme le plancher. Un lit, un bureau, une armoire. Un chambre normale d'adolescente. Lumi jeta un coup d’œil par la fenêtre. La forêt. Majestueuse, puissante, et éclatante de lumières variant au gré des feuilles, se mouvant sur les troncs et la mousse, comme des fantômes dorés. La jeune fille n'avait vu la forêt qu'une seule fois, dans la vraie vie. Elle était factice, comme tout dans ce monde. Faite en plastique, en fer peut-être. C'était son père qui l'avait faite fabriquer, soit-disant pour le bonheur de son enfant. Lumi ne préféra pas trop y penser, et s'affala sur le lit. Elle admirait la sérénité imperturbable de ce lieu figé dans le temps. De ce lieu perdu dans les méandres de son esprit, irréel mais pourtant bien là.

Cet endroit était si reposant. Si réel. Pourtant ce n'était qu'un monde fictif, Lumi le savait. Elle se rappelle, quand elle était jeune, elle s'était dit une fois qu'elle partirait à la conquête du monde et qu'elle explorerait la nature. Qu'est ce qu'elle était naïve à l'époque.
Les songes de la jeune fille furent troublés par un bruit étrange, qui résonna à travers les murs et qui la fit trembler. Tout à coup, les lignes des murs, les objets, la forêt commencèrent à se dématérialiser et à disparaître pour laisser place au cyberespace blanc de lumière et vide. Le petit drone vola jusqu'à Lumi et lui expliqua la situation.

- Il n'y a plus que 5% de batterie dans votre Nervus, mademoiselle. Il est recommandé de le brancher au plus vite pour éviter tout dégât sur le casque de simulation.

La jeune fille soupira. Il n'y avait pas de prise dans sa chambre et elle allait devoir se déplacer jusqu'au salon. Bouger était presque une torture pour elle. Elle restait la plupart de la journée dans son lit, le Nervus sur le crâne. Elle mangeait tellement peu qu'elle risquait un malaise à chaque fois qu'elle se levait. Se préparant mentalement au calvaire qui l'attendait, elle expira lentement et dit d'une voix faible :

- Arrêt du cyberespace...

Il lui fallut quelques minutes pour se réhabituer totalement aux ténèbres environnant son appartement. Elle était toujours sur son lit, là ou elle avait lancé sa simulation, ne pouvant faire un geste. Quand-est ce qu'elle était sorti de sa chambre pour la dernière fois ? Au sol traînaient d'innombrables feuilles froissées, morceaux d'objets brisés et câbles arrachés témoins de souvenirs disparus et perdus à jamais dans les limbes du passé.
Lumi posa un pied à terre fébrilement et resta là sans rien faire. Elle voulait se déplacer, mais elle n'en avait jamais la force, son corps l'abandonnait toujours. La jeune fille souffla, une fois, deux fois, puis sans réfléchir, se leva d'une impulsion. Le monde se mit tout de suite à tourner autour d'elle, l'envoûtant et la faisant presque perdre conscience. Elle devait lutter, avancer. Chaque pas était une épreuve, ils étaient lourds, comme si elle portait toute la voûte céleste sur ses épaules.
Pourquoi s'infligeait-elle ça ? Pourquoi ? Elle ne savait pas. Elle ne pensait pas.
Lorsqu'elle atteint enfin le salon, elle s'effondra, épuisée et aux bords de la perte de conscience.

Elle s'assit dans le vieux canapé délabré, systématiquement, ressentant le besoin pressant de s'asseoir, de ne plus bouger. Sa condition la faisait agoniser intérieurement. Elle voulait être libre de faire ce qu'elle voulait, et pourtant, elle s'était emprisonnée de son propre gré. Pourquoi s'infligeait-elle ça ?
De ses mains tremblantes, elle agrippa le câble relié au Nervus qu'elle avait pris avec elle et essaya de le brancher à la prise Embrostatique stationnant à coté de la table en verre sale et à moitié brisée. Une fois, deux fois sa main glissa, flancha avant que la jeune fille puisse enfin atteindre le boitier en fer émettant une lumière bleu faible, presque invisible. Au contact des deux objets, la prise s'activa et commença à transférer l'énergie au Nervus. Un voyant vert s'illumina sur un des bords du casque, indiquant qu'il était de nouveau fonctionnel.
Rassurée et se sentant de nouveau en sécurité auprès du couvre-chef électronique, Lumi ferma les yeux, écoutant le silence attentivement.

Lumi se réveilla, tremblant et suant, recroquevillée dans le vieux sofa déchiré. Les cauchemars étaient devenus une routine pour la jeune fille. Elle n'y prêtait même plus attention. Les fantômes de sa vie passé la hantaient depuis longtemps, trop longtemps. Au début, elle les avait refoulés, elle tentait de les oublier. Maintenant, elle les ignorait. C'était la seule chose à faire. Pour survivre.
L'enfant se redressa tant bien que mal et jeta un coup d’œil autour d'elle. Rien n'avait changé, évidemment. En face d'elle, à travers la fenêtre, elle pouvait voir le flux et le reflux des vagues d'automobiles, qui ne s'arrêtait jamais. Le cycle était infini, jour et nuit. Le soleil allait se lever dans quelques heures. Lumi n'en était pas certaine, en réalité, mais peu importe. Elle n'avait que faire de l'heure, du jour, du mois. Elle avait perdu la notion du temps il y a bien longtemps.
Le Nervus avait glissé des mains de la jeune fille et était posé à coté d'elle, la provoquant et l'attirant à chaque regard qu'elle posait sur lui. Et à quoi bon résister ? Il n'y avait rien d'autre à faire. Lumi saisit le casque, d'un mouvement robotique, automatique, et le posa sur sa tête une fois de plus. Les mots sortirent de sa bouche instantanément.

- Lancement du Cyberespace.

- Vous êtes de retour, mademoiselle ?

- C'est ça. De retour...

Lumi avait repris sa session là ou elle s'était arrêtée. La salle étirant ses bras de blanc pur à l'infini était toujours présente. Le drone aussi. En fin de compte, c'était la seule chose avec qui elle communiquait. Un stupide robot virtuel aux réponses aussi débiles que prédéfinies. Il l’exaspérait.
La jeune fille ne savait pas quoi faire. Lancer une simulation ? Elle ne ferait que s'ennuyer. Et il était hors de question de se connecter à un cyberespace commun. Trop de gens. Trop de choses à analyser. Trop d'interactions. En vérité, Lumi avait peur de tout ça. Elle avait du mal à se l'avouer, mais au fond, le cyberespace n'était qu'une escapade aux lois du monde réel, un lieu où personne ne pouvait la voir. Elle laissa échapper un soupir inaudible, et s'assit en tailleur sur le sol froid et lisse. Elle se mit à attendre. A attendre que quelque chose arrive. C'était désespéré. Et Lumi le savait parfaitement.

Soudain, le sol disparut. Plus rien ne soutenait son corps. Cependant, elle ne tombait pas. Elle flottait. Ebahie, elle écarquilla les yeux, mais ne vit rien : la blancheur pure avait disparu, ne laissant que du noir. L'idée qu'elle était morte lui vint à l'esprit, accompagnée d'un intense soulagement. C'est alors qu'elle remarqua que l'obscurité n'était pas totale. En réalité, des milliards de petites lampes scintillaient tout autour d'elle. Emerveillée par leur infinité, elle les contempla. Ce n'étaient pas des lampes. Elles étaient trop petites et éloignées. Elle admirait des étoiles. Elle flottait dans l'espace, loin de tout. Le silence était parfait, elle n'entendait plus que le doux battement de son coeur qui luttait éternellement pour sa vie. Elle fixa les profondeurs de l'univers. Elle était paisible. Heureuse.

A une infinité de là, à quelques mètres de là, un garçon sourit.

Elle ne réalisa pas tout de suite ce qui venait d'arriver. Encore quelques fractions de secondes plus tôt, elle était assise dans l'immensité du cyberespace, et elle s'était retrouvée dans le cosmos sans raison apparente. Le sol ne s'était pas effondré, et elle n'avait lancé aucune simulation, pourtant Lumi avait reconnu les lignes furtives et imaginaires qui avaient tracé le décor à une vitesse inimaginable. Au début, la jeune fille s'était sentie terrifiée et avait eu un haut le cœur, comme quand on est lâché de haut dans une montagne russe. Maintenant, elle se sentait mieux. Il n'y avait ni vent, ni terre pour l'arrêter. Ses sens étaient réduits à zéro. Elle contemplait une infinité de vide. Et des étoiles rayonnantes. Elle se laissait flotter, elle captait chaque instant, chaque seconde de ses yeux pétillants de curiosité. Alors qu'elle fixait le vaste néant aux couleurs vibrantes, elle se rendit compte que pour la première fois elle se sentait libre. Un sourire s'esquissa sur son visage enfantin.
Alors enfin elle remarqua l'être vivant, l'humain qui se trouvait là, qui la regardait et qui souriait, lui aussi. Comment était il arrivé ici ? Était il celui qui avait lancé la simulation ? Lumi resta en stase, orbitant dans le vide, cherchant des réponses à ses questions. Qui était il, lui l'étranger qui venait troubler son cercle, qui était il ? Ce sourire, la narguait il, ou était-il bienveillant ? Les hypothèses et les variables s'enchaînèrent à une vitesse ahurissante dans son esprit, et une seule question continuait à flotter dans les limbes de son ignorance, la provoquant et la retenant à la fois, de l'approcher : Pourquoi est-ce qu'il lui rappelait tant Adrien ?

La fille était décidément très étrange. A peine surprise après la subite transformation de décor, elle paraissait se plaire au centre de l'univers. Il s'était manifesté afin de faire sa connaissance. S'il avait été surpris par le dégôut qu'elle montrait ouvertement, la peur qu'il lisait dans ses yeux l'intrigait plus encore.
Certes, voir un jeune homme débarquer dans son cyberespace personnel n'était pas rassurant, mais elle semblait le considérer comme une espèce dangereuse. Une intuition lui soufflait qu'elle avait plus peur des humains en général que de lui-même. Comment pouvait-elle être au dehors de la société à ce point?
Il l'observa attentivement et nota tout d'abord ses magnifiques cheveux couleur or, en accord parfait avec la teinte crépusculaire de ses yeux immenses, et ses traits remarquablement doux, portant encore les marques naïves de l'enfance.
Il ne remarqua qu'ensuite son incroyable maigreur, son teint cadavérique et les cernes béantes sous ses yeux immenses. Elle paraissait ne pas être sortie de chez elle, ou même de sa chambre, depuis quelques mois au moins.
Ce qui expliquait qu'il n'ait remarqué aucune présence dans son apparement.
Le garçon se savait dans une situation délicate. Comment faire connaissance avec quelqu'un qui n'avait pas tenu de conversation depuis si longtemps?
Sentant la tension qui s'accumulait, il fut obligé de parler avant que la belle jeune fille n'explose et ne l'attaque.

-B... Bonjour, balbutia-t-il en maudissant sa voix, ses hésitations et l'air idiot sur son visage.

Lumi avait le regard fixé sur l'intrus. Bien qu'elle y lisait de l'innocence, elle ne pouvait pas se permettre de baisser sa garde. Elle ne pouvait pas. La salutation du garçon fila comme une balle et alla se loger dans son cœur, le menaçant d'éclater. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas entendu une voix humaine, sans compter la sienne... la jeune fille s'en voulut de presque fondre en larmes pour quelque chose d'aussi pathétique. Elle était vraiment ridicule dans les pires moments, pensa-t'elle.

Elle ne savait pas si elle devait répondre, si elle en était capable du moins. Ou alors elle pouvait se déconnecter, oublier tout ça et reprendre sa vie normale comme si rien n'était arrivé... reprendre sa vie normale...
Non. Lumi serra les poings et tenta de prendre une posture plus balancée, ce qui n'est pas simple lorsqu'on dérive dans le cosmos à l'infini. Elle s'était décidée, et de toute façon elle n'avait pas beaucoup d'options. Si cet individu était là, il devait y avoir une raison. Elle ne pouvait pas simplement se renfermer sur elle-même, et il n'y avait aucun risque à lui répondre, si ?

Elle le regarda droit dans les yeux, et prenant l'air le plus intimidant possible, lui lança :

- Bonsoir. Comment es-tu arrivé ici ? Et...

Sa voix s'enroua et elle dût ravaler les derniers mots.