Immeuble C243 - Appartement d'Aaron

Aaron respira une grande bouffée d'air frais. Il admira une dernière fois le merveilleux paysage devant lui. Assis par terre, sur le toit de son immeuble, il voyait des lignes de véhicules volants qui diffusaient des lumières éclatantes multicolores. Ces files ressemblaient à des serpents qui se glissaient entre les tours de la ville. L'ensemble donnait un immense mélange lumineux et sonore qui l’impressionnait chaque fois qu'il venait ici. Il resta immobile plusieurs minutes. Lorsque la nuit fut tombée, il se dépêcha de quitter le toit, et retrouva la lumière des néons.
Son appartement était le plus proche du toit, excepté celui qui était abandonné. Il pouvait donc facilement s'y rendre sans inconvénients.
Quand il fut arrivé devant sa porte, il pressa son pouce contre une plaque à proximité, et l'appareil à reconnaissance digitale émit un "clic" avant d'ouvrir la paroi coulissante.

Il fit un pas un avant et entra dans son appartement. Après quelques secondes, le détecteur de mouvement le capta et la lumière s'alluma.
Aaron fut ébloui par cet éclat soudain. La lumière lui brulait les yeux à travers ses paupières closes. Il tenta de lever un bras pour se protéger de l'éclairage mais il ne parvenait pas à bouger. La lueur vive remuait en lui des bribes de souvenirs qui le paralisait.

Il ouvrit les yeux. Autour de lui, tout n'était que lumière et désespoir. Il était allongé sur le sol d'une grande pièce vide. La panique envahissait son esprit, des pensées désorganisées se bousculaient dans sa tête. Ses poumons étaient douloureux, il avait l'impression qu'ils étaient emplis de ciment. Il n'avait qu'une envie : refermer les yeux et abandonner, lacher prise, quitter le chemin ardu de la vie.
Il ne put s'y résoudre. Avant même qu'il ne puisse fermer les paupières, une image s'imposait dans son esprit : deux yeux couleur océan, pleins de larmes.
Cette apparition agissait sur lui comme l'eut fait une ancre sur un bateau : elle l'empêchait de s'en aller. Il préférait lutter, plutôt que de quitter ce monde avec cette dernière vision. Il sentait la chaleur étouffante, il entendait les cris, il sentait l'odeur insupportable de la mort. Mais il tenait bon. Il devait tenir bon.

Aaron appuya sur un interrupteur. La lumière s'éteint. Il était à terre, les yeux larmoyants.

Il resta ainsi, immobile, pendant une durée qui lui parut interminable. Ce souvenir l'avait terrassé, il était désormais incapable de bouger, de parler, de penser. La douleur qu'il avait ressentie en était bien sur en partie la cause, mais la vision des yeux bleus était bien pire. Elle déchirait son âme, brisait son coeur aussi facilement que l'eut fait un marteau.

Il avait depuis longtemps décidé de choisir, parmi les solutions qui s'offraient à lui, celle de l'oubli. Cela faisait déjà un certain temps qu'il ne pensait plus à cet effroyable passé. Mais la clarté trop vive, la chaleur intense où le moindre petit reflet de flamme ramenaient les douloureux souvenirs à la surface.

C'était là une grande faiblesse et il le savait. Mais il était tout simplement incapable de faire face à la réalité et d'affronter sa peur. Il se contentait d'oublier, encore et encore, jusqu'à ce que tout resurgisse une nouvelle fois...

Il finit par retrouver ses esprits. Il haletait encore, mais l'odeur de fumée et la lumière éclatante s'étaient dissipés. Il prit appui contre le mur et se redressa maladroitement. Il parvint à se remettre debout avec un grand effort. Ne pouvant se résoudre à se séparer de la paroi qui le soutenait, il resta encore quelques minutes à cet endroit.
Lorqu'ill finit par comprendre que rester immobile ici ne l'aiderait pas, il se dirigea vers sa chambre, dont la vue l'avait toujours réconforté. Il y entra et alluma l'éclairage, cette fois atténué et réglé à la perfection. Il balaya la salle du regard et repris des forces.
Elle était décorée à la manière des anciens, ou du moins comme il l'imaginait. Il avait peint les murs en vert, sa couleur favorite, avec de la vraie peinture! Il avait réussi à dénicher une vraie armoire dans une boutique à antiquités, ce qui lui permettait de ne pas utiliser les tiroirs à rangement automatiques qui l'horripilaient. Il avait rajouté un parquet, lui permettant d'éviter la blancheur immaculée qui le suivait dans chaque autre pièce. En observant des images de l'ancien temps, il avait découvert qu'autrefois, les hommes de son âge décoraient leur chambre selon leurs propres gouts, avec des sortes de surfaces sur lesquelles il y avait des images de gens qui [i]chantaient[i], des animaux, des jeunes filles...
Il ne saisissait pas bien ce principe mais avait tout de même accroché au-dessus de son lit un écran où défilaient quelques personnages célèbres, comme le chef de la Garde, l'Imperator ou la Gouvernante.
Sans savoir si le tout ressemblait aux anciennes chambres, il avait une certitude : cette pièce était définitivement différente des autres. De plus, il s'était arrangé pour que ni l'éclairage, ni aucun élément de la pièce ne puisse lui rappeler l'incendie et le faire plonger dans ses souvenirs terrifiants.
Il s'y sentait bien.

Après avoir observé sa chambre de tout son soûl, il s'allongea sur son lit et respira profondément pendant plusieurs minutes. Lorsqu'il fut assuré d'avoir retrouvé son état normal, il chercha machinalement son Nervus. Il finit par trouver son casque et le posa sur sa tête. Il ne savait pas de quoi il avait envie mais se changer les idées ne pouvait que lui faire du bien.

-Lancement du cyberespace.

Avant même qu'il ne soit dans la salle blanche infinie, il regla la luminosité, les paupières closes, afin de ne pas se faire surprendre par la clarté. Il resta ensuite dans la salle vide et silencieuse, sans parvenir à décider quoi faire. Il n'avait qu'une certitude : il ne voulait surtout pas rejoindre un cyberespace de groupe. Il avait besoin de solitude. Une image s'imposa dans son esprit : les montagnes. Le seul bruit du vent, aucun être humain à des centaines de kilomètres, un paysage toujours changeant, aucune rectilignité, et surtout pas de plaines s'étalant jusqu'au bout de l'horizon, ces plaines qui l'oppressaient, dans lesquelles il se sentait observé. Les montagnes, elles, offraient une protection, une cachette contre le regard du monde.

-Chargement de la simulation 7.

Aaron ôta son Nervus et respira profondément. Il avait observé les montagnes et écouté le silence jusqu'à n'en plus pouvoir.
Il délecta cette sensation, habituelle après avoir été dans un cyberespace, qui vidait son esprit, le faisait flotter dans des lymbes inexplorées. Le retour à la réalité lui paraissait aux premiers abords très délicat, doux. Ce n'est qu'ensuite qu'il s'apercevait des inombrables défauts de son monde, tellement immonde à côté de la perfection de la représentation de l'ancien monde du cyberespace.
Il revenait peu à peu dans cet univers dystopique, et il avait faim.
Une faim dévorante, qui ne le possédait que très rarement. C'était la faim qui survenait après une journée éprouvante ou une crise de mélancolie. Il se dirigea vers son tiroir à provisions, puis se ravisa. Il n'avait pas besoin de pilules nutritives ou autres barres vitaminées. Il lui fallait de la vraie nourriture, celle qui était si dure à trouver, à cause de son illégalité.
Il décida donc de ce rendre au marché clandestin qui se trouvait à quelques rues de là.

La porte de son appartement se referma derrière lui et il se dirigea vers la sortie de son immeuble lorsque quelque chose le retint. Il avait entendu un bruit. Un bruit infime, presque indéfinissable. Il l'avait cependant entendu trop souvent pour qu'il passe inaperçu. L'esprit embrumé, il ne parvenait pas à se souvenir pourquoi ce bruit - deux notes aigues, très légères - lui rappelait quelque chose.
Il avait pourtant une certitude : ce bruit, quel qu'il soit, provenait de l'appartement abandonné. Chose stupide et invraissamblable. Tous savaient que, depuis que son précédent locataire avait mystèrieusement disparu, personne ne s'était rendu là-bas. Le son qu'il venait d'entendre semblait prouver le contraire.
Toute faim avait disparue. Il était désormais dévoré par la curiosité.
Convaincu d'être sur le point de découvrir quelque chose, Aaron fouilla dans sa mémoire auditive, jusqu'à retrouver enfin l'origine du bruit. Cétait le bruit qu'émettait un Nervus pour signaler à son propriétaire qu'il était en charge. Comment pouvait-il ne pas s'en être rendu compte plus tôt?
Fier d'avoir retrouvé la nature du son, la vérité ne le frappa que quelques secondes plus tard : il y avait dans l'appartement abandonné quelqu'un qui venait de brancher un Nervus !
Il s'approcha de la paroi blanche qui le séparait de l'appartement au mystérieux propriétaire. Depuis la disparition de son ancien jeune voisin, il n'avait jamais vu personne entrer ou sortir de cet endroit. Comment était-il possible que...?
Etant incapable d'entrer dans l'appartement par la porte sécurisée, il était sur le point de renoncer à assouvir sa curiosité, quand une idée lui vint : s'il ne pouvait pas franchir la barrière physique, il pouvait franchir la barrière informatique.
Il retourna dans son appartement, puis dans sa chambre, et alluma son Nervus.
Il n'aimait pas s'en vanter, mais il possédait quelques connaissances en piratage, et il était capable de connecter son Nervus à n'importe lequel à quelques kilomètres à la ronde. Il avait installé dans son Nervus un capteur puissant, qui lui permit de vérifier une présence humaine, se trouvant dans un cyberespace, dans l'appartement voisin. La défense de son appareil était banale, il parvint rapidement à la contrer et devint capable de manipuler l'appareil de son voisin.
Un sourire s'étira sur ses lèvres. Il voulait s'amuser, puis rencontrer et discuter avec cette personne énigmatique. Il activa une commande, et une simulation apparut dans le cyberespace de son voisin.